« Malheureux celui auquel les souvenirs d'enfance n'apportent que crainte et tristesse. Misérable celui dont la mémoire est peuplée d'heures passées dans de vastes pièces solitaires et lugubres aux tentures brunâtres et aux alignements obsédants de livres antiques, et de longues veilles angoissées dans des bois crépusculaires composés d'arbres absurdes et gigantesques, chargés de lianes, qui, en silence, poussent toujours plus haut leurs bras sinueux » HP Lovecraft (Je suis d’ailleurs)



Edito

Le 21 décembre 2004, 19h30 quelque part dans Paris.
Ca fait quelque minutes que j'attends à la terrasse d'un café du 18ème la venue de Franck Dion. Réalisateur d'un premier court métrage surprenant, travaillé et passionant.. L'inventaire Fantôme (Cliquez sur le lien pour le visionner illico !). Suite à l'éléction par Cinegenre de son film comme meilleur court métrage de l'année 2004, nous avons décidé d'organiser une entrevue pour en apprendre d'avantage sur le long et douloureux accouchement de ce petit bohneur visuel. Ca tombe bien, l'artiste arrive. On commande une bière, le dialogue démarre...

Cette interview est découpée en deux parties.


L'interview - 1ère partie

Bonjour Franck Dion, peux tu tout d’abord te présenter et nous expliquer comment tu en es venu à réaliser l’inventaire fantôme ?

En fait ça vient d’assez loin. Depuis très longtemps je voulais faire un film d’animation en image par image avec des marionnettes. J’ai commencé à bosser en tant que comédien, donc à priori rien à voir avec le cinéma d’animation, bien au contraire, puisque les comédiens ont tendance généralement à solliciter le « live ». Mais en dehors de ce métier de comédien que j’ai pratiqué quelques années, je faisais beaucoup d’illustrations. Un jour, j’en ai eu marre de faire de la comédie, et je me suis donc mis à vivre de l’illustration. Ces illustrations étaient un peu particulières puisque j’utilisais le principe de la photo. A l’époque je n’avais pas d’ordinateurs, et je retouchais donc ces photos à la main, avec des gouaches etc... Je sculptais mes personnages, je les peignais, je les mettais en scène et clic-clac, je prenais la photo que je retouchais au pinceau.

En quelque sorte tu étais précurseur d’un style que les ordinateurs ont largement généralisés.

C’est exactement ça, les gens qui m’ont fortement influencés c’était Bilal par exemple. Il avait tendance à énormément retravailler les photographies, et avant lui encore le Matte-painting était un principe vieux comme le cinéma… une technique qui m’a toujours passionnée. Certains Matte notamment, on en percevait les défauts, ce qui les rendaient un peu irréel, ce sont ceux que je préfère. Ce sont les plus intéressants je trouve, ils nous emmènent dans une dimension très particulière. On voit que c’est du faux mais ça amène une magie, un certain cachet à la réalisation. Pour en revenir à l’Inventaire Fantôme, c’est une histoire de quasi douze ans.. de mon premier scénario avec le même personnage dans le même type d’univers jusqu’à la dernière retouche en post prod. Bien sur, entre temps, le scénario et l’histoire ont changé, évolué. Puis il y a eu la rencontre avec Didier Bruner, le producteur des Armateurs. Il a rendu un peu plus simple la réalisation. Je dis bien « un peu plus » parce que ce n’était pas un projet facile à mettre en œuvre, même pour les Armateurs.

Avant l’Inventaire tu n’avais donc jamais réalisé de projets d’animation ? Tu avais les images fixes, tu as voulu un jour qu’elles bougent et tu as décidé de passer au cinéma d’animation ?

C’est ça, je n’avais aucune expérience que ce soit dans le domaine de la réalisation ou dans le cinéma. L’Inventaire Fantôme est mon premier film.

Es tu cinéphile ?

Cinéphile c’est un grand mot pour moi, contrairement à pas mal de mes amis qui le sont. Je suis plutôt un amoureux du cinéma.


Cliquez sur l'image pour aller sur le site de l'Inventaire Fantôme


Dans le domaine de l’illustration, as tu des inspirations dominantes ? Tu trempes en plein dans le fantastique .. ?

Quand j’étais plus jeune, j’adorais le fantastique, les histoires, les bandes dessinées comme Valerian de Mezieres, Bilal.. j’avais ces référents là en tête. Maintenant graphiquement, mon inspiration vient plus du cinéma finalement, avec des univers comme celui de Dark Crystal qui m’ont vraiment époustouflés. J’étais adolescent quand je l’ai vu au cinéma, lors de sa sortie, et c’est un film qui m’a absolument bouleversé. Ca a contribué véritablement à me donner envie de faire un jour du cinéma. Le roi et l’oiseau aussi, dans la même période, est un film qui m’a profondément marqué. Ce sont ses films qui m’ont convaincu, je me suis dit moi aussi je veux raconter des histoires etc.. De fil en aiguille, comme le commerce de l’illustration était résolument tourné vers le fantastique, très rapidement on est venu me voir pour faire des illustrations toujours tourné vers l’imaginaire. J’avoue qu’aujourd’hui ça me gonfle un peu, je ne suis plus tout à fait illustrateur, mais réalisateur, j’officie dans d’autres domaines comme l’habillage télé, la publicité.

Tu as aussi fait pas mal d’illustrations de jeux de société…

Exact, j’ai d’ailleurs commencé l’illustration dans un journal qui s’appelle Casus Beli.

Un grand journal de rôliste…

LE journal de rôliste ! J’avais environ douze ans lorsque j’ai découvert le jeu de rôle, et bien sur Casus Beli avec. Ca m’a scotché ! Cette possibilité de voyager dans d’autres univers. D’ailleurs ce qui me plait le plus dans le jeu de rôle c’est l’univers, encore plus que le jeu à proprement parler. Ca me permettait de mettre en scène, de théâtraliser les idées que j’avais dans la tête. Là où je m’éclatais, c ‘était de visiter des mondes extraordinaires, de marcher sur les pas de Tolkien, de Lovecraft, etc... Lorsque j’ai arrêté la comédie, je suis allé voir Didier Xoris. Il était à l’époque le rédacteur en chef de Casus Beli. Je lui montrais mon travail d’illustrateur que j’avais fait pendant des années tout seul dans mon coin. Et il a dit bingo… ma première série d’illustrations dans le magazine fut sur six pages, c’était un truc assez hallucinant. C’est comme ça que j’ai commencé à bosser…

Les illustrations de Casus Beli était un excellent moyen de modéliser, d’imager les mondes fantastiques des lecteurs..

D’ailleurs, beaucoup de carrières d’auteurs de bande dessinées ont démarré dans les pages de Casus Beli. Thierry Segur et bien d’autres.. qui sont devenus maintenant des stars de la bande dessinée.

Comment t’es venu l’histoire de l’Inventaire Fantôme ?

La première idée c’est le personnage. Elle ne vient étrangement pas du tout du domaine de l’illustration, ni de mon amour pour une forme de cinéma. Elle me vient surtout de mon métier de comédien. L’idée de base, c’est le personnage de Soms, l’huissier. C’est un archétype, une lubie de comédien. J’ai toujours adoré les Personnages avec un grand P. Par exemple ce soir on est à la terrasse d’un café, et j’adore regarder les gens, imaginer les personnages. L’huissier me séduisait énormément, c’est un personnage outrancier, grotesque, inquiétant, méchant presque touchant. Et c’est vraiment autour de lui que j’ai commencé à construire un univers. Initialement le premier scénario que j’avais écris, c’était une histoire très très intime. Soms, l’huissier, n’arrivait pas à dormir, il était l’unique personnage de l’histoire, seul chez lui, en proie à ses insomnies. Le scénario fut donc complètement chamboulé, j’ai tout changé jusqu’à écrire l’Inventaire Fantôme.

L’heure est plutôt à la 3D, alors pourquoi avoir voulu utiliser la technique du stop motion ? C’est assez particulier et ça ne s’utilise plus énormément.

Il y a plusieurs raisons. La première raison, c’est très bête, mais elle est sentimentale. C’est une promesse que je me suis faite à l’époque ou les ordinateurs n’étaient absolument pas à notre portée, ou je voyais réellement le projet uniquement valable en stop motion. Voilà, c’est une promesse que je me suis faite il y a douze ans, c’est un peu bête, comme une fidélité stupide… La deuxième raison, et pas des moindres, c’est que je voulais faire un premier film ou je sois à l’aise. Ayant l’habitude de travailler seul, il fallait que je puisse maîtriser un maximum de choses sur ce projet. Hors, autant je sais utiliser Photoshop, After effects, Flash et beaucoup d’outils 2D, autant la 3D, étrangement, je n’ai jamais réussi à m’y mettre... J’ai l’habitude sculpter à la main, et de peindre, donc la stop motion allait être le moyen de conserver la maîtrise absolue du projet. C’était primordial pour moi, pour obtenir ce que je voulais.. La troisième raison, c’est que je pensais que l’image de synthèse ne pouvait pas m’apporter ce climat que me donnait le Stop motion. Toutefois, mon point de vue sur cette raison a changé depuis. Maintenant avec la synthèse, on fait absolument ce qu’on veut. Ceci étant dit, il y a de la 3D dans le film. Uniquement sur deux plans afin de corriger des séquences très longues à faire en stop motion, alors que nous étions vraiment à la bourre sur le tournage. J’ai donc profité du fait qu’il y avait quelqu’un dans l’équipe, qui s’appelle Mathilde Fabry, et qui a modélisé quelques sculptures que j’ai ensuite texturé avec photoshop…


Cliquez sur l'image pour aller sur le site de l'Inventaire Fantôme


Les Armateurs, c’est la société productrice des plus gros films d’animation français de ces dernières années (Kirikou, Les triplettes de Belleville..). En quoi t’ont ils aidé dans le développement de « l’Inventaire Fantôme » ?

Tout d’abord, ça m’a donné une immense confiance en moi. J’avais tenté des concours de projets sur Annecy et le CNC tout seul, et j’avais bien senti, dans le domaine, que je ne faisais pas partie de leur famille. N’étant pas d’emblée sure de moi, proposer un film qui est aujourd’hui considéré comme audacieux était véritablement un handicap. S’en est suivi une espèce de lassitude. J’étais tous seul, je n’étais pas payé bien évidemment. Au final, ce sont mes amis qui m’ont reboosté. Avant de tenter le SACD à Annecy, j’avais envoyé des dossiers à plusieurs producteurs que j’avais déjà remarqué, dont Didier Bruner, des Armateurs. J’avais vu et adoré La vieille dame et les pigeons cette année là et je m’étais dit qu’il serait intéressant que j’envois à ce producteur là mon script. Le lendemain de la réception de mon script, il me téléphonait, et me donnait rendez-vous. A partir de là, ce fut assez simple, il me dit être intéressé par le film. J’avais un producteur.

Produire le film, ça veut dire financer ?

Ca veut dire financer bien sur. Mais ça veut dire, d’abord, le défendre : donner une crédibilité à un réalisateur. Didier venait de finir Kirikou et était en plein montage des Triplettes de Belleville ce qui lui amena un crédit faramineux dans le monde du cinéma d’animation. C’est ainsi que l’on a pu obtenir les aides nécessaires, les subventions, les co-productions pour réaliser l’Inventaire Fantôme. Ceci dit, nous avons connu quand même 2 ans de galère pour entrer en production. Même avec un producteur, ça restait une affaire longue et pénible.

Monter un projet original, personnel et en marge de la production reste difficile en France ?

Pas qu’en France ! Je suis amené à rencontrer des camarades du monde entier, et ils n’ont pas notre système de subventions. Il existe le CNC en France, c’est unique au monde… Ca reste excessivement difficile de monter ce genre de projets. Globalement nous avons quand même la chance que l’informatique se soit amplement démocratisé. Une machine qu’on achetait 50.000 francs pour réaliser une scène, aujourd’hui est largement abordable.. L’Inventaire Fantôme a été monté sur une machine qui coute 8000 francs dans le commerce… Il existe donc cette chance là, qui permet aux jeunes créateurs de faire leurs preuves sans l’aide de personne. Toutefois, très très vite il faut de l’essence dans le moteurs.. l’essence dans le moteur c’est l’argent et la reconnaissance. On ne peut pas monter un film pendant 10 ans tout seul dans sa cave sans que quelqu’un vous dise « c’est bien continue ! ».

Pour en revenir à ton film, tu dis être parti d’un personnage. Cependant l’univers de l’Inventaire Fantôme est totalement original et décalé. On croit y reconnaître les ambiances que favorisaient les maîtres du fantastique comme Edgar Allan Poe ou Lovecraft. Quelles sont tes inspirations ?

Les inspirations sont multiples. Je suis quelqu’un d’assez passionné et je ne me prive à priori d’aucun média. Si j’ai bien sur des inspirations littéraires, je dois dire merci au théâtre. Alors bien sur Allan Poe et Lovecraft, mais plus encore dans la littérature russe. Gogol, Dostoïevski, un espèce de fantastique très slave.. très particulier. Il y avait aussi Maupassant ou Oscar Wilde, pour le climat grotesque, décalé et un peu outré..

Le 19ème siècle finissant…

Exactement ce 19ème siècle finissant, ou on pressent l’écrasant 20ème siècle. J’adore cet aspect poussiéreux dans l’image, d’ailleurs je trouve la poussière très très belle au cinéma.. C’était pour la partie littéraire, pour la partie graphique : je suis fortement influencé par les architectes de l’art nouveau, Victor Horta …Pour la peinture il y a eu Klint… Tout se bouscule donc j’en oublie ! L’idée, c’est que l’on se trouve dans une société qui préfigure la notre, l’ère industrielle, ou les rêves de l’être humain sont remplacés par les rouages d’une machine. Je ne veux pas intellectualiser à outrance le film, mais j’ai réellement cherché à rendre cet univers, où tout rêve disparaît, très actuel. J’ai parfois l’impression de vivre dans un monde extrêmement poussiéreux, encombré par des institutions morales très lourdes… C’était finalement une manière de parler pudiquement d’aujourd’hui. Enfin pour revenir à l’inspiration, en terme de cinéma, j’adore Terry Gilliam. C’est un type qui va trouver son inspiration dans plein de domaine différent, mais c’est aussi un artiste qui ne fait pas que de belles images.. il raconte des choses. Il donne un sens profond et détaillé à ses images. Gilliam lorsqu’il filme, c’est presque un acte politique ! Il y a aussi Sergio Leone, même si l’on sort quelque peu du cadre de l’Inventaire, qui fouille ses personnages et filme des univers nettement au dessus de ce qu’on veut bien lui accorder.


Cliquez sur l'image pour aller sur le site de l'Inventaire Fantôme


Dans l’Inventaire Fantôme, l’huissier Soms va rendre visite à un petit vieux collectionneur d’objets étranges. Il rentre dans une pièce mystérieuse et accole des étiquettes « à saisir » sur tous les objets qu’il croise. Puis tout déraille, des personnages aux formes étranges apparaissent tout bouge… Que se passe t’il ?

Il y a deux solutions. Je veux bien donner ma version des faits puisque après tout c’est moi qui l’ai écrit ce film mais l’intérêt réside dans le climat. Ce qui est intéressant c’est de laisser traîner son imagination, se laisser porter par un espèce de fantasme… Pour en revenir à mon explication, c’est que ce grenier n’existe pas. Il existe dans l’esprit de l’huissier. On pourrait comparer ce vieil homme, très serein, très tranquille comme s’il attendait depuis toujours l’huissier, à un sorcier. Soms va ouvrir sa boite de Pandore, il va rentrer dans son propre univers mental. Il va retrouver tous les objets de son enfance jusqu’au portrait de Papa. Initialement, j’avais imaginé plutôt une rencontre avec sa mère, une mère très sévère. Puis dans un soucis de dérision absolue, comme je n’ai pas connu mon père, j’ai préféré ce personnage… qui ressemble à Soms quasi trait pour trait et qui était à priori un type absolument terrifiant. Ce grenier est donc l’univers mental du personnage.. un autre personnage qui serait rentré dans cette pièce aurait trouvé d’autres objets ou se serait même peut être trouvé dans un autre endroit…



SUITE ET FIN


Cliquez sur l'image pour aller sur le site de l'Inventaire Fantôme



Auteur de l'interview : Nano
Merci à Franck pour sa dispo et pour son court magnifique. Merci à Guillaume pour le prêt du matos